CSRD & Calcul des émissions : les tendances de décarbonation du transport de marchandises.12 min

Vague

Alors que la CSRD – Corporate Sustainability Reporting Directive – s’apprête à affermir les règles encadrant les démarches de reporting extra-financier des entreprises, le secteur du transport de marchandises fait face à des défis complexes et doit rattraper le retard qu’il accuse en matière de calcul des émissions de GES et surtout, d’actions majeures de décarbonation. Le point sur la situation avec Florence Mazaud, Sustainable Solutions Manager chez Sightness.

1 – Comment décririez-vous l’approche actuelle des entreprises vis-à-vis de la démarche de reporting extra-financier ?

Jusqu’à présent, on peut dire que l’obligation de reporting extra financier était assez bien maîtrisée sur les Scopes 1 et 2 du volet changement climatique, ainsi que sur le volet relatif aux ressources humaines notamment. C’est un constat global qui est évidemment à nuancer en fonction de la nature de l’activité de l’entreprise.

En France, l’obligation de prise en compte du Scope 3 au sein des bilans carbone, en œuvre depuis janvier 2023, a grandement contribué à donner au sujet des émissions indirectes l’importance qu’il mérite.

Chez les entreprises les plus matures et/ou avec les externalités négatives les plus importantes l’enjeu existait tout de même déjà, et heureusement ! On rappelle l’importance énorme du Scope 3 en part des émissions (c’est bien souvent la partie la plus importante et c’est pour cela – aussi – qu’il faut se méfier des allégations de neutralité carbone qui porte en général sur les 2 premiers Scopes, finalement peu représentatifs de la réalité).

Avant l’arrivée de la CSRD, le reporting extra-financier se limitait malheureusement souvent à de la pure communication sur des actions non représentatives et dont l’impact sur les émissions de GES globales était très limité.

Aujourd’hui, la CSRD promet d’élargir la part des entreprises concernées par cette obligation mais offre surtout une perspective certaine d’amélioration de la qualité et de la disponibilité des critères ESG, ainsi que des actions de réduction d’impact associées.

2 – Pouvez-vous revenir brièvement sur la CSRD et ses implications pour les entreprises ?

La CSRD, ou Corporate Sustainability Reporting Directive, est la nouvelle directive proposée par la Commission européenne pour mettre à jour et étendre la démarche de reporting extra-financier des entreprises via l’intégration de nouvelles mesures​. La CSRD vient ainsi prendre le pas sur la NFRD (Non Financial Reporting Directive), transposée en France par la DPEF (Déclaration annuelle de Performance Extra-Financière). L’un des buts est d’instaurer un standard et des indicateurs de performance communs et indiscutables afin d’uniformiser l’exercice de reporting au niveau européen.

Les critères propres au reporting ont également évolué. Les entreprises devront désormais adopter une approche axée sur les risques et impacts liés à la durabilité concernant l’ensemble de leur chaîne de valeur. Elles devront par conséquent communiquer avec transparence les informations relatives à leur stratégie ESG, qu’il s’agisse de l’impact des activités de l’entreprise sur la société et sur l’environnement, des objectifs qu’elles se sont fixées en matière de réduction des émissions de GES et des actions concrètes qu’elles mettent en place vis-à-vis de tous ces enjeux de durabilité.

Pour résumer, une méthodologie du reporting uniformisée et un format électronique unique qui vise à la fois à garantir la cohérence et la comparabilité des informations et à simplifier l’analyse des données par les différentes parties prenantes. La CSRD entend aussi élargir le champ d’application de la réglementation actuelle en concernant plus d’entreprises, jusqu’aux PME, qui devraient toutefois bénéficier d’une simplification de la démarche. Pour plus de détails, je vous invite à lire la partie de notre étude consacrée en détail à la directive et aux étapes de sa mise en œuvre.

3 – Comment tout cela se traduit-il au niveau de l’activité de transport de marchandises ?

Le principal enjeu pour le calcul des émissions de GES en général et en particulier celui du transport de marchandises réside dans des principes clés qui sont justement renforcés par la CSRD : la pertinence, l’exhaustivité et surtout l’exactitude et la transparence des constats. Ces principes impliquent donc une maîtrise beaucoup plus forte chez les chargeurs et commissionnaires des données d’activité qui servent de base au calcul des émissions de GES. En effet, la méthodologie de calcul recommandée en premier lieu dans le cadre de la CSRD est celle basée sur la quantité de carburant consommée. Des données d’activité jusqu’à la méthodologie de calcul, le processus d’évaluation de l’impact climatique de la chaîne de transport doit être entièrement maîtrisé et transparent !

4 – Les entreprises sont-elles prêtes à cette échéance ?

Loin de là ! Chez Sightness, on le ressent particulièrement dans l’urgence avec laquelle certains de nos clients et prospects nous sollicitent. Ce qui était jusqu’à présent adressé à l’aide d‘outils internes trop approximatifs (car consolidant des données d’activité moyennisées dont la collecte n’était pas encadrée), voire par des méthodologies de calcul basées sur des données relatives à la dépense transport dans le pire des cas, doit impérativement évoluer vers plus de précision et de justesse. Il faut rappeler que le transport reste encore une véritable boîte noire pour la plupart des chargeurs en termes de données. En l’état, il leur est impossible de répondre aux niveaux d’exigences que la CSRD imposera et que les audits rendront, tout simplement, non négociables.

5- Dans une étude publiée par Sightness en novembre dernier, vous vous penchiez en détail sur le contenu des rapports publiés par les entreprises du CAC40 afin d’en tirer des constats sur la façon dont elles appréhendent cet exercice de reporting. Quelles conclusions peut-on globalement tirer de cette étude ?

Le constat de l’étude est plutôt globalement positif dans le sens où l’on constate désormais une véritable considération des enjeux climatiques du transport de marchandises. Le transport devient un enjeu stratégique et commence enfin à prendre la place qu’il mérite dans les rapports extra-financiers.

Le 2ème point encourageant réside dans la réelle prise en compte de ces enjeux dans les démarches d’achat. Les critères sont de plus en précis et de mieux en mieux considérés au moment crucial de la prise de décision. C’est une véritable avancée car la décarbonation ne se fera qu’avec l’ensemble des acteurs du marché et il est essentiel de favoriser ceux qui ont les démarches les plus cohérentes et efficaces.

Les énergies alternatives sont bien sûr LE sujet mis en avant par les entreprises avec quelques initiatives innovantes de chargeurs qui s’engagent dans des tests qui permettent de faire progresser le marché. Cette démarche collaborative entre chargeur et prestataire pour s’engager vers plus d’innovation est essentielle pour progresser plus vite en partageant les responsabilités et les risques.

On note enfin une percée très intéressante des sujets d’optimisation qui sont propres aux chargeurs et qui laissent augurer de bonnes choses pour l’avenir. En effet, cela dénote d’une prise de conscience du caractère central de la notion de sobriété, qui passe « en première main » par de l’optimisation. C’est en outre pertinent d’un point de vue business, puisque optimisation rime avec économies.

Malgré tout on peut regretter que, pour la plupart des entreprises, les leviers déterminants pour la suite (en attendant une disponibilité totale des solutions énergétiques et techniques alternatives), ne soient pas encore assez explorés. La circularité ou encore la sobriété travaillée au-delà de l’optimisation de tournée avec par exemple la relocalisation des usines ou des fournisseurs, ne sont pas encore au cœur des sujets extra-financiers du transport. On ne le dira sans doute jamais assez mais aujourd’hui le découplage entre volumes transportés et émissions de GES n’existe pas ! La demande de transport doit être LE premier levier à activer.

Enfin, on le verra sans doute l’année prochaine avec l’arrivée de la CSRD, le sujet du calcul des émissions et l’enjeu de précision et d’efficacité devraient être mieux mis en avant.

6 – Dans l’étude, vous soulignez le caractère incontournable du calcul des émissions qui doit, malgré la complexité certaine qui l’entoure, être pleinement maîtrisé par les entreprises. Comment une solution telle que Sightness peut-elle changer la donne ?

On l’a dit, le transport est pour la plupart des chargeurs une véritable boîte noire. Et c’est un constat valable à la fois du point de vue de la donnée et d’un point de vue purement organisationnel. Sur le papier, ce sont bien évidemment les prestataires qui sont les mieux positionnés pour calculer les émissions de GES associées aux opérations de transport. Mais le cadre méthodologique actuel ne permet pas une comparaison éclairée d’un prestataire à l’autre. Il faut le dire aussi, cette capacité des prestataires à calculer n’est que théorique. Lorsque l’on rentre dans le détail des calculs on se confronte encore et toujours à ce même sujet de manque de données disponibles pour un calcul précis.

Le calcul d’émissions est donc avant tout une question de maîtrise de sa chaîne de transport et de connaissances de ce qui impacte les émissions de GES (la distance, l’énergie par segment tout au long de la chaîne, le taux de remplissage ou encore évidemment le mode de transport). Pour pouvoir agir, il faut savoir d’où l’on part pour définir des priorités fiables et pouvoir modéliser et estimer l’impact des actions que l’on envisage. Par ailleurs, si on veut être capable de fédérer l’ensemble des acteurs qui interviennent dans la supply chain, il faut aussi être en mesure d’évaluer l’impact économique et qualitatif des projets de décarbonation. C’est ce que propose Sightness.

7 – Les liens entre digitalisation du transport et décarbonation sont donc plus que jamais resserrés…

Clairement oui, on ne peut tout simplement plus faire l’impasse sur le digital, qui tient un rôle clé à de multiples niveaux.

On peut parler de la captation d’informations et de données d’activité (avec l’informatique embarquée), de leur traitement et consolidation, notamment dans des organisations complexes où l’on retrouve un nombre important de business units, périmètres géographiques et/ou transporteurs.

La digitalisation va permettre d’automatiser toute cette étape fondamentale du calcul et de s’affranchir des tâches fastidieuses qui y sont liées pour être en mesure de se concentrer sur ce qui compte : l’action.

Et dans cet élan d’action, les solutions digitales vont apporter une valeur concrète, au niveau par exemple de la simulation de leviers et de l’identification pertinente de pistes à explorer. Je pense par exemple à des solutions telles qu’Appel d’Air, qui permet d’identifier des opportunités de report modal ferroviaire et fluvial.

8 – Alors que la COP28 est en cours à Dubaï, avec une volonté partagée par un certain nombre de pays d’accélérer la dynamique d’abandon des énergies fossiles, l’étude menée par Sightness met en lumière le fait que 21 entreprises (sur les 23 analysées), mentionnent l’utilisation de carburants alternatifs au sein de leurs documents d’enregistrement universel. Cela veut-il dire que le secteur a rattrapé son retard ?

La généralisation du recours aux énergies alternatives est bien sur un signal positif, mais il ne faut pas faire de conclusions hâtives ! Cette tendance démontre avant tout que les chargeurs retiennent en premier lieu les leviers qui ne dépendent pas directement d’eux !

Le changement de mix énergétique est bien évidemment une composante essentielle de la décarbonation puisque sans cela le « presque » zéro émission du transport sera purement impossible, mais c’est aussi concrètement le levier le plus facile à mettre en œuvre pour les chargeurs, car dans l’état actuel des choses, il leur demande peu d’efforts (pas de modification d’organisation à envisager, des connaissances et initiatives qui reposent uniquement sur le prestataire…).

Ajoutons que, lorsque rien n’est possible de ce côté, la responsabilité de « non-action » repose ainsi uniquement sur le prestataire et les chargeurs se cachent souvent un peu trop facilement derrière le manque de solutions disponibles sur le marché.

Le recours aux énergies alternatives est loin d’être le seul levier à envisager. Il faut aller plus loin et les chargeurs doivent utiliser les cartes qu’ils sont les seuls à avoir en main. La décarbonation ne se fera pas sans que chacun assume ses responsabilités.

Retrouvez notre étude des rapports RSE 2022 des entreprises du CAC40. Un document de plus de 50 pages, qui explore les leviers plébiscités par les grandes entreprises françaises dans leurs stratégies de décarbonation, et la place qu’elles accordent au transport de marchandises.

A propos de Florence Mazaud : 

Après plus de 10 ans passés au sein du cabinet de conseil spécialisé bp2r notamment à la tête de la pratique décarbonation, Florence Mazaud devient Sustainable Solutions Manager chez Sightness, plateforme d’analytique avancée dédiée à la performance transport. Elle est notamment en charge du module Carbon, utilisé par les entreprises pour piloter la décarbonation de leurs activités de transport de marchandises.